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Entretien avec Stéphane Guégan, commissaire scientifique de l’exposition, issu du hors-série Beaux-Arts.
Propos recueillis par Marion Eybert, commissaire générale de l’exposition et responsable des projets muséographiques à la Fondation pour la culture et les civilisations du vin.
Marion Eybert / Fondation pour la culture et les civilisations du vin : Racontez-nous qui est Picasso ?
Stéphane Guégan : Tous ceux et celles qui ont voulu raconter Picasso en ont fait l’expérience : on ne saisit pas facilement l’oiseau aux mille plumes et masques. Quant à le déshabiller… À première vue, les choses semblent pourtant assez simples. Au début des années 1930, à 50 ans passés, le peintre n’avouait-il pas à l’éditeur Tériade que son œuvre était « une façon de tenir son journal » ? Tableaux, sculptures, collages, jusqu’à la moindre preuve de son génie multiforme, ne seraient que la traduction directe d’une vie riche en coups d’éclats, liaisons féminines et turbulences politiques. Or, plus la recherche progresse, plus elle dissipe les fausses évidences.
Marion Eybert : L’exposition explore pour la première fois les vins et alcools dans l’œuvre de Picasso. Quels rapports entretenait l’artiste avec les boissons alcoolisées ?
Stéphane Guégan : Le rapport de Picasso aux boissons alcoolisées appelle aujourd’hui une nouvelle approche. L’art se situe toujours à la croisée du vécu et du rêvé… On ne doit jamais l’oublier, surtout lorsqu’il s’agit d’individus comme Picasso, crédité désormais des excès les plus positifs ou les plus condamnables. À certains égards, il reste l’homme de la démesure et des légendes les plus opposées. L’un de ces mythes en fait un buveur d’eau, un sobre incurable. Ce fumeur impénitent, exempt d’autre addiction, n’aurait pas touché à une goutte de vin, de rhum ou d’anisette, voire de bière, qu’on voit couler très tôt, au contraire, sous ses pinceaux. Que faut-il croire sur ce point décisif ? L’œuvre, qui n’est pas tout à fait le catalogue d’une abstinence absolue ? Ou les photographies, qui confirmeraient plutôt une distance à l’alcool sous toutes ses formes, une sagesse loin de ses bacchanales enfiévrées ? Entre ces deux extrêmes, l’exposition de la Cité du vin a préféré suivre une troisième voie, plus proche des faits, plus attentive surtout aux résonnances symboliques de sa création.
Marion Eybert : Parlez-nous justement de ces résonances, de ces représentations dans l’œuvre de l’artiste…
Stéphane Guégan : De certains peintres, Baudelaire disait qu’ils avaient le don de concentrer le « vin de la vie ». Assurément, Pablo Picasso fut de ceux-là, lui qui « consommait avec modération », mais fit entrer le vin et les alcools dans son œuvre comme la preuve de l’intensité commune qu’ils confèrent à nos existences. Les vrais poètes, ce qu’il fut, ne se bornent pas, en effet, à exalter l’ivresse banale. L’artiste exige et donne plus de lui-même, il lui faut faire vibrer le corps et l’esprit de son public sans sortir des possibles de la réalité. « Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers », lit-on dans Alcools d’Apollinaire, grand ami du peintre. Aucun des styles multiples de Picasso n’aura rompu avec le réel et l’impératif de le rendre sous un jour neuf, inaperçu, poignant. Comme le vin magnifie le raisin, Picasso magnifie le réel, sans l’idéaliser.
Marion Eybert : Tout au long du parcours, on découvre les références et l’héritage culturel qui irriguent les thématiques explorées par Picasso…
Stéphane Guégan : Vaincre la mort, c’est étymologiquement ce que signifie le nectar des Grecs. Mais le vin, c’est aussi une culture où l’héritage de l’Antiquité rejoint celui du christianisme. Une école de la vie. « Picasso, l’effervescence des formes » explore, pour la première fois, l’ensemble des ramifications de ce sujet. Elles n’ont cessé de galvaniser, miracle de la vigne, une carrière longue de plus de soixante-dix ans.
Marion Eybert : L’exposition suit la longue vie de Picasso, pouvez-vous nous expliquer les jalons principaux qui sont mis en valeur ?
Stéphane Guégan : Trois moments sont ici privilégiés, le tournant 1900 qui mène au cubisme, la renaissance de la fable antique après 1930, et l’épanouissement méditerranéen des années 1950-1960. Le premier abonde en scènes de café, à Barcelone et Paris, scènes de café dont Picasso fixe l’électricité collective ou les solitudes juxtaposées, le vin gai et le vin triste, l’excitation et l’assommoir de l’absinthe. Tandis que l’ivresse des formes change d’aspect, la lisibilité directe des œuvres de la période bleue (1901-1904) s’inverse après Les Demoiselles d’Avignon, de 1906-1907, prélude au cubisme. Verres, bouteilles et étiquettes ne se dissolvent complètement pas dans la diffraction nouvelle, mais elles appellent une lecture serrée des indices épars de la toile, du dessin ou de la peinture-sculpture. Ici et là surnagent aussi les traces du tout premier Picasso, un adolescent pétri de catholicisme, chez qui le rite de l’eucharistie restera doublement prégnant : l’existence est don, et l’image incarnation au sens fort. Parce que rien n’est plus éloigné de lui que l’abstraction ou l’idée de formes autosuffisantes, il met fin à l’hermétisme du cubisme à l’heure de la Première Guerre mondiale.
Marion Eybert : Oui, l’artiste va revenir à la figuration, où la mythologie est une source importante de sa création…
Stéphane Guégan : En effet, durant les années 1930, Picasso pousse l’audace jusqu’à renouer avec le dessin au trait, à la manière d’Ingres. Deux cycles de gravures, l’illustration d’Ovide et la Suite Vollard, le confrontent alors à sa jeunesse classique et renouvellent les thèmes croisés du désir et de la création, en les associant à la fable antique. Celle du Minotaure, sombre et solaire, résume une époque qui glisse vers l’horreur. Le monstre à tête de taureau, fruit des ébats contre-nature de Pasiphaé, tient ici un glaive, là une coupe d’ambroisie, le vin des immortels où, souvent, Picasso trempe lui-même ses lèvres.
Marion Eybert : Il y a aussi un moment consacré à sa production de céramique, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Stéphane Guégan : Au lendemain de l’Occupation allemande, la célébration des forces vitales renaît sous l’effet de plusieurs facteurs : la présence de Françoise Gilot aux côtés de Picasso, la découverte des potiers de Vallauris, le choix d’y vivre et d’y travailler, ou encore la pression du Parti communiste français qui approuve la conversion à l’artisanat régionaliste de celui qui l’a rejoint en octobre 1944. Sous la conduite des époux Ramié, l’atelier Madoura, né sous le Front populaire, sert d’espace d’initiation et d’invention au peintre qui refuse de vieillir. Techniques de cuisson et d’émaillage bientôt n’ont plus de secrets pour lui. Le succès, secondé par le Parti communiste français, profite de la vague d’un nouveau tourisme, plus nombreux et populaire. Assiettes, plats, pichets et bouteilles plient le fonctionnel à l’écho euphorisant des lointaines civilisations. Picasso n’aime rien tant que ces télescopages. À défaut du Minotaure trop marqué, c’est un centaure qui lève son verre ou une moderne Tanagra qui sourit à la vie recommencée.
Marion Eybert : Le dernier moment de l’exposition est plus sombre, et en même temps porteur d’espoir avec l’expression de l’enfance…
Stéphane Guégan : À la fin des années 1960, après avoir survécu à une lourde opération chirurgicale, Picasso
ne dialogue plus qu’avec soi et le mystère de sa rage de peindre encore. En plus de figures de mousquetaires, affolantes d’expression et de drôlerie, s’imposent, une dernière fois, l’enfant qu’il a été, l’image du couple éternel et le vin de la vie.
Stéphane Guégan, Commissaire de l’exposition
Historien, éditeur et critique d’art, Stéphane Guégan est l’auteur de plusieurs livres sur la peinture et la littérature des XIXe et XXe siècles, du romantisme français à Picasso, auquel il a consacré un livre et plusieurs essais. Sa biographie de Théophile Gautier, en 2011, a reçu le prix François-Victor Noury de l’Institut de France. En outre, il a été le commissaire d’expositions remarquées comme : « De Delacroix à Renoir. Les peintres français en Algérie » (Institut du monde arabe, 2003), « Ingres » (Louvre, 2006), « Manet. Inventeur du Moderne » (Orsay, 2011), « Manet. Ritorno a Venezia » (Venise, Palazzo Ducale, 2013), « Le Modèle noir de Géricault à Matisse » (Orsay, 2019), « Toulouse- Lautrec. Résolument moderne » (Grand-Palais, 2019).
LES GRANDES DATES DE LA VIE DE L’ARTISTE :